Je ne bouge pas. Seule, je reste là, assise au beau milieu du salon à sombrer dans la pénombre que supporte cette pièce qui comme le reste du monde me paraît sans espoir, là où le temps semble s'être arrêté, là où règne l'odeur infâme de l'amertume s'entremêlant grossièrement à cette effluve d'alcool permanente et nauséabonde qui me dégoûte toujours un peu plus chaque jour. Le regard vide, les jambes repliées contre moi, j'écoute le ciel pleurer depuis des heures. Je serre bientôt ma tasse au creux des mains et constate que la chaleur de l'infusion s'est dissipée certainement depuis un moment déjà dans l'air glacé. Soudain, un hurlement. Un cri, strident, à vous glacer le sang tant il transpire la douleur. Il me paraît empreint d'une telle souffrance que j'en laisse ma tasse me glisser des mains. Je ne cille pas. Ce cri, le mien, je l'entends; constamment. Mais il n'est pas réel. Il ne l'a jamais été. La télévision, alors seule source de lumière, attire mon attention et finit brutalement par me ramener à la réalité. Un an, me dis-je alors. Un an, douze mois. Trois cent soixante-cinq jours, trois cent soixante-cinq nuits. Cinquante-deux semaines à rester éveillée, 8,736 heures interminables, 524,160 minutes à ressentir un vide. Profond. 18 86 976 000 secondes à essayer de comprendre pourquoi. Pourquoi Maman est partie, pourquoi Maman nous a laissés. Pourquoi cette femme avec qui je n'ai pourtant jamais bâti le moindre souvenir ni même tisser le moindre lien me manque autant. Un an, je souffle cette fois. Un an, mais je ne comprends toujours pas. J'éteins la télé. Un vacarme assourdissant envahit désormais la nuit paisible tandis qu'une voix frêle m'arrache subitement à mes pensées. Dad please, stop… De la cuisine, je perçois alors le son d'un verre se briser au sol et il ne me faut pas deux secondes pour me lever, assurément déconcertée par les pleurs vraisemblablement voulu étouffés de ma sœur. Je ne m'attarde pas plus longtemps et m'en vais la rejoindre à toute allure. Devant moi vient maintenant se dresser l'image que je ne sais pas encore être la plus dégueulasse qu'il me sera jamais donnée de voir. Mon père me faisant dos, la main levée, elle-même prête à percuter le doux visage d'une Elycia qui ferme les yeux comme pour échapper à la vision de sa petite sœur en train de la regarder se faire frapper par un père qu'elle pensait jusque là aimant mais simplement malheureux. Terrifiée, le cœur serré, je ne trouve pourtant rien de mieux à faire que de m'avancer. Dad? Il se fige. Juste à temps. La vue de sa main qui bientôt se baisse enfin ne me rend pas moins effrayée pour autant. Halsey… My sweet sweet baby. You look so much like your mother. Vu l'état pitoyable dans lequel il est, il y a fort à parier qu'il a passé la soirée à enchaîner les verres et à finir celui des autres. Comme hier, comme demain. Pour l'heure néanmoins, je ne lui prête pas attention. Pas encore. Mes yeux viennent plutôt se poser sur Elycia dont la figure, d'habitude si reposante à regarder, apparaît bien amochée. J'en perds mes mots. … Go upstairs. I got this okay? Elle secoue la tête, tente même un "non" qui, de par sa voix étranglée, ne parvient pas à se faire entendre. Mais j'insiste. It's fine, I promise. Ma promesse est là bien légère, c'est un fait. Seulement tout ce qui m'importe, c'est de l'éloigner du monstre qui semble avoir pris possession de Papa. Hésitante, Elycia finit par s'exécuter et se retire dès lors non loin dans la pièce d'à côté. Je le sais, car le bruit de ses pas s'y est arrêté. Papa et moi désormais seuls dans la cuisine, je l'observe tituber tandis que son sourire niais disparaît. Ce qui est en train de se passer tout autour de lui semble lui passer par-dessus la tête puisque le voilà désormais en train de se servir un verre de ce qui ressemble à s'y méprendre à de l'eau mais qui, bien évidemment, n'en est pas. What do you think you're doing? Là, il s'affale sur l'une des chaises placées autour de la table me faisant face et c'est avec toute la désinvolture du monde qu'il répond: Getting drunk. Care to join? Il est d'un ridicule achevé. C'en est assez. Okay that's enough. You're already drunk. D'un pas franc et décidé, je m'approche de lui et tente de lui confisquer le verre qu'il s'apprête alors à porter à ses lèvres. Je dis "tente" car, à peine ai-je le temps de tendre la main qu'il me pousse violemment de la sienne. Ma tête heurte la table, je vacille, et, bientôt, me retrouve au sol. Tout va trop vite. Beaucoup trop vite. Je mets un moment à réaliser ce qu'il vient de se passer. No. I'm not. Il ne s'excuse pas, ni n'a l'air désolé. Le lâche n'ose même pas me regarder. Assis sur sa chaise, il se contente simplement de faire ce qu'il sait faire de mieux: il boit. Encore et encore, et encore. Quant à moi, je ne me relève pas. Pas tout de suite. Je porte le bout de mes doigts à ma tempe et constate qu'un fil de sang est en train d'y couler. Malgré la douleur, un sourire narquois parvient à se dessiner aux coins de mes lèvres. Look at yourself. Je marque une pause le temps d'un instant puis reprends: Wherever she is, I hope she doesn't get to see how pathetic of a man you've become. Elle. Maman. Sa pauvre femme partie il y a en réalité trop longtemps et dont le décès l'a complètement déglingué. Sa femme, morte, sans même savoir qu'elle était son épouse. Morte, sans même savoir qu'elle était la mère de ses enfants. Morte. Morte, sans même savoir qu'elle était mère. Enfin je me lève et, dans un murmure, je poursuis. You're a piece of shit, Dad. As shitty as it gets. You wanna drink? Fine, drink. Drink all the booze in town for all I care. Just do it somewhere you won't be bothering anyone but yourself. A cet instant, je ne saurais mettre un mot un seul sur ce que je ressens. Il n'est pas normal qu'une fille, de seize ans qui plus est, ait à dire de telles horreurs à son père. Est-ce de la légèreté, de la culpabilité? Le soulagement de lui avoir dit ses quatre vérités? Les secondes passent et il ne dit rien. Pas même un mot. Il reste planté là, tel un gosse qui vient de se faire sermonner. Son air flegmatique me donne envie de le secouer. C'est à croire qu'il n'a pas entendu le traître mot de ce que je viens de lui dire. Le sourire qu'il arbore me donne envie de vomir. J'abandonne. Je l'abandonne. J'ai besoin d'air. Tandis que je traverse le salon à grands pas, Elycia, timide, se manifeste. Halsey, please don't tell Connor. Prête à franchir la porte d'entrée, je ne prends même pas la peine de me retourner. Le fait qu'elle n'ait cité uniquement le nom de Connor et non celui de Tommy, notre aîné à tous les trois, m'achèverait presque. Non, Elycia n'a pas besoin de me demander de ne rien à dire à Tommy et elle le sait. Parce que Tommy lui, il est parti. … I won't.

Un feu rouge. Je m'arrête. La rue est déserte. Inerte. De la vieille Thunderbird de Grand-père s'évade le son d'une époque passée tandis que les premières lueurs de l'aube dorée viennent harmonieusement flatter ma gueule de désillusionnée. Je déglutis. Mon reflet dans le rétroviseur me renvoie l'image d'une parfaite inconnue. Cernée, l'air éteint, blessée à la tempe et d'une pâleur cadavérique. Cette fille ne sourit pas. A t-elle seulement déjà sourit? Je n'ai pas le temps d'y songer davantage, le feu vient de passer au vert. Huit secondes me suffisent alors pour monter de zéro à cent-trente. Les yeux rivés droit devant, je laisse l'adrénaline se répandre dans chacune de mes fibres telle une fluide caresse dont je semble devenir de plus en plus dépendante à mesure que les jours passent. Et là, dans la vitesse, je me sens libre. Vivante. Si vivante qu'un éclat de rire vient presque s'étrangler dans ma gorge au cri strident des pneus torturés par l'asphalte tandis qu'un Mount Juliet endormi défile de plus belle sous mes yeux éclatés. J'accélère. Je ne sais pas ce que je fuis. Je ne sais pas ce après quoi je cours. Je suis vivante. Le reste m'importe peu. Une quinzaine de minutes plus tard, je roule déjà dans les rues du vieux quartier de Pevensy Trail. Là, comme chaque soir en rentrant d'une longue journée de travail, je ne peux m'empêcher de m'émerveiller face à la succession de ces grandes et sublimes demeures qui s'étendent à perte de vue. S'ensuit cette envie quotidienne de rentrer dans ces foyers qui ne sont pas les miens, et je me demande alors, peut-être qu'on y est heureux? Tous disparaissent finalement de mon champ de vision lorsque j'atteins enfin les limites de la ville. Garée dans l'allée, le contact éteint, je me prends en silence à observer la maison de Tommy. Celle-ci paraît si grande et si paisible. Peut-être même trop. Ne s'y sent-il donc pas trop seul? Ne nous lui manquons donc pas? Pourquoi ne passe t-il plus nous rendre visite? Pourquoi ne répond-il plus à nos appels? Je ne compte plus les fois où je me suis arrêtée ici. Des mois plus tard et je n'ai toujours pas trouvé le courage nécessaire d'aller sonner à sa porte et lui demander les réponses à ces questions que je ne cesse de me poser. Portable en main, je me surprends cette fois à faire défiler mon répertoire jusqu'au dernier contact et je murmure bientôt: Please pick up, please pick up, please pick up. Les yeux rivés sur les fenêtres de l'étage, mon cœur s'emballe à la vue d'une des pièces s'éclairer. Je compte alors une, deux, trois secondes, puis la lumière finit par disparaître. "Hey, it's Tommy. You know what to do." Déçue sans pour autant étonnée, je raccroche avant même d'entendre le bip sonore dont l'écoute n'aurait rien fait d'autre que de m'attrister davantage. A quoi bon lui laisser un message. Il ne les écoute probablement même pas. That's the thing Tommy. I don't… Je ferais sûrement mieux de rentrer.

De retour à la maison, je décide de rentrer par la porte de la cuisine car je devine déjà Papa être en train de comater sur le canapé du salon. Ce n'est pas tant que je n'ai pas envie de le réveiller, la quantité d'alcool qu'il a pour habitude d'ingurgiter tous les soirs ne le permettrait de toute manière pas, mais le voir dans cet état n'est pas une vision que je porte particulièrement dans mon cœur. Alors naturellement, si je peux l'éviter, je le fais. A ma grande surprise, le joyeux désordre que je m'apprêtais à faire disparaître de la cuisine a déjà été rangé. Les débris de verre laissés sur le sol ne s'y trouvent plus, la table et ses chaises ont minutieusement été remises à leur place, et même les aimants sur le réfrigérateur contre lequel j'ai trouvé Elycia plus tôt cette nuit sembleraient presque ne pas avoir bougés d'un pouce depuis ce matin. La voiture de Connor ne se trouvant pas dans l'allée et notre père n'ayant de toute évidence pas pu le faire lui-même, j'en déduis sans mal aucun que ma pauvre sœur s'en est chargé. Tout paraît si parfait que je me demande maintenant: se pourrait-il que cela se soit déjà produit par le passé? Si oui, quand? Et combien de fois, au juste? Est-ce déjà arrivé à Connor? Est-ce aussi arrivé à Tommy? Est-ce pour cela qu'il est parti? Connor et Elycia finiront-ils donc par partir également? Vais-je me retrouver toute seule? Toutes ces questions ont sur moi l'effet d'une multitude de claques en pleine face. Désemparée, les mains tremblantes, je sens mon cœur me remonter à la gorge tandis que des larmes viennent désormais perler au coin de mes yeux, troublant ainsi ma vue qui jusque là se perdait à travers la pièce. Halsey? Noyée au fin fond de mes pensées, j'aperçois soudain l'ombre d'une silhouette se dessiner au sol. Je n'ai pas le temps de réaliser que mon regard se retrouve bientôt confronté à celui de Connor. Pour une gosse qui n'a pas versé la moindre larme au décès de sa mère, j'imagine que cela doit lui faire un tantinet bizarre de me voir dans un état pareil. C'est curieux mais, plutôt que de chercher à dissimuler ma vulnérabilité comme je le ferais normalement, je m'offre plutôt à ses yeux comme on s'infligerait une torture à soi-même. Please don't leave me.
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C'est avec la lenteur d'une caresse que ses lèvres glissent sur les siennes, leur souffles s'entremêlent, et doucement, elle se lève. Les rayons du soleil jouent maintenant en parfaite harmonie sur son corps nu. Il la contemple, se dit qu'elle est belle, belle tout le temps, belle toujours, belle à en crever. Belle défoncée ou déprimée, belle quand elle dort, belle quand elle pleure. Just out of curiosity… Who's the girl I saw you with the other day? demande t-elle alors debout face à la fenêtre tandis que son regard se perd sur un bout de Mount Juliet. Leur petite bourgade lui semble toujours si paisible vu d'ici. D'après elle, il suffit néanmoins de s'y intéresser d'un peu plus près pour s'apercevoir que tout ça n'est en réalité qu'une simple façade. Who? Tout en maintenant le drap immaculé enveloppant son corps frêle tel une robe un peu trop longue, Halsey se retourne, l'air incrédule. Comme s'il ne savait pas déjà de qui elle est là en train de parler. Blonde, 5'9", looking like she just walked out of a Victoria's Secret fashion show? Ring any bell? Bien qu'il tente de s'en cacher, l'homme esquisse un sourire. Se pourrait-il seulement qu'elle soit jalouse? Halsey Fields, telle qu'il la connaît, n'est généralement pas du genre à être jalouse. Ou en tout cas, elle est douée et suffisamment rusée pour ne jamais, jamais le montrer. "Plutôt crevée", l'entend-il presque cracher. Oh, her. Right. Why? Jealous much? Evidemment lui, ça l'amuse. Il a tellement peu l'occasion de voir ce côté là de la jeune femme qu'il se plaît à en profiter. Me? Jealous? Yeah right, you wish, grogne t-elle aussitôt en pointant son index vers elle. Effectivement, plutôt mourir que de perdre la face. Le bellâtre quant à lui se délecte. Damn, you are jealous. Just admit it, poursuit-il le sourire large jusqu'aux oreilles. Qu'on ne s'y méprenne pas: lui chercher des noises n'est pas pour lui un passe-temps comme un autre. Lui chercher des noises est son passe-temps favori. Screw as many models as you want, what do I care? I'm not your wife now am I? Existe t-il seulement quelqu'un de plus entêté que cette fille? Là où d'autres trouveraient ça pénible, lui curieusement trouve ça d'autant plus attachant. You really are your brother's sister, finit-il par lâcher, certain de savoir d'où elle tient son fort caractère. Please don't compare me to my brother when I literally don't have anything on. Jusqu'alors debout, Halsey se laisse de nouveau tomber sur le lit. Tout lui paraît si différent lorsqu'elle se trouve à ses côtés. Elle ne comprend pas vraiment. Elle ne comprend pas encore. Well, to be fair, he's pretty good looking too. Il l'apaise, il la fait rire, la fait sourire. Somme toute, il la rend meilleure. Il suffit d'ailleurs de la regarder pour s'en rendre compte. Se rendre compte qu'elle est heureuse. Maybe you should just bang him instead then? réplique t-elle avant d'aspirer une longue bouffée sur la cigarette qu'elle libère désormais des lèvres du jeune homme. You think I never tried? Un sourire amusé se dessine maintenant sur le doux visage de la brunette tandis qu'un nuage de fumée grisâtre ne tarde pas à s'emparer de la pièce. La cigarette tire alors à sa fin, et Halsey s'en débarrasse dans le cendrier en cristal se trouvant à côté d'elle. De nouveau libre de ses mains, elle s'apprête à regagner sa place lorsque le beau brun l'attrape par la taille et la plaque impétueusement sur le lit. A cet instant, tous deux se regardent, mais aucun ne dit rien. Une vingtaine de centimètres à peine séparent désormais leur visages respectifs, si bien que leurs souffles coupés s'entremêlent au rythme des battements de cœur accélérés de Halsey. Là, sa peau frissonne, et une chaleur soudaine se met alors à parcourir son corps tout entier. You know he'd kill you if he ever finds out about us. Bien sûr qu'il le sait. Il ne le sait d'ailleurs que trop bien. Si Connor venait à découvrir leur idylle, leur amitié pourtant de longue date risquerait définitivement d'en prendre un sacré coup. Car entre potes, il y a des choses qui se font, d'autres qui ne se font pas. Une certaine étiquette à suivre, aussi communément appelée le Bro Code. Et il se trouve justement que de coucher avec la petite sœur de son meilleur ami n'est pas tout à fait, pour ne pas dire pas du tout, autorisé. Right? Sans la quitter du regard, c'est du bout de ses doigts qu'il replace délicatement une mèche de ses longs cheveux ondulés derrière son oreille. Affichant un air des plus sérieux, c'est dans un souffle qu'il répond: I've had a pretty good life.

si bien que là, dans l'escalier menant à l'étage, je me fige. Net. ------------- ma vue se trouble, mes jambes me lâchent. -------------------Notre capacité à communiquer est si inexistante dans notre famille que je ne le découvrirais sans doute jamais. Chez les Fields, il est de coutume d'enfouir chaque sentiment, chaque secret et chaque problème qui puisse nous gêner au plus profond de soi. Si on n'en parle pas, alors problème il n'y a pas. D'aussi loin que je me souvienne, les choses ont toujours été ainsi. Je doute très sincèrement que celui puisse changer un jour.
Soudain, toutes ces questions ont sur moi l'effet d'une claque en pleine face. - - - - - -